Interview sur France Inter dans l’émission Question directe

Publié le par P.A.

Nous sommes effectivement avec Dominique de Villepin, dans un lieu assez étrange pour une interview politique : nous sommes au cinquième étage du Centre Pompidou, dans les galeries d’art du début du XXe siècle, le centre qui fête aujourd’hui même ses 30 ans, jour pour jour. Alors que faisiez-vous, Dominique de Villepin, le 31 janvier 1977 ?

Eh bien, je démarrais mon service militaire et je m’apprêtais à partir dans l’océan Indien sur un porte-avions pour défendre l’indépendance de Djibouti.

Loin, donc très loin de l’art et des musées. Le musée est désert là, on a cette chance immense, le privilège de pouvoir le visiter. Atmosphère assez particulière que de voir ces chefs-d’œuvre silencieux qui nous entourent, cela vous inspire quoi ?

Eh bien ils parlent, même quand ils sont au petit matin et ce qui est merveilleux c’est ce dialogue qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Avec les arts en général, on retrouve combien d’influences, combien d’échos avec la littérature, avec la vie. Chacun de ces tableaux à une histoire, celle de son auteur bien sûr ! Mais elle s’inscrit dans la grande histoire, on voit bien qu’elle colle à chacun de ces tableaux.

On a des parenthèses comme ça, Dominique de Villepin, de silence et de recueillement quand on gouverne, ou c’est rare ?

Il faut se les offrir et c’est tout le sens de pouvoir écrire le matin tôt ou tard le soir, de pouvoir se donner le plaisir de la peinture. On a besoin de faire le plein, on a besoin ...

D’écrire quoi ?

Oh, écrire des choses littéraires, historiques, peu importe, mais on a besoin de se retrouver et on a besoin de se confronter à la beauté. Ce n’est pas, malheureusement, la vie quotidienne qui vous apporte cette énergie, cette force. Donc, la force de l’art, eh bien elle est là, et c’est merveilleux de pouvoir, dans un lieu comme Beaubourg, recharger les batteries.

Alors on va déambuler dans les galeries ; nouvelles galeries, nouvel accrochage également pour le 30e anniversaire du Centre Pompidou. On va s’arrêter devant des toiles, Dominique de Villepin, devant des sculptures. Et on commence avec Robert Delaunay, peinture abstraite, explosion de formes géométriques, de couleurs vives, cela s’intitule “ Joie de vivre ” beau programme non ?

C’est un merveilleux programme. On voit bien, au lendemain de la guerre cette terrible grande guerre qui avait tellement marqué les cœurs et les esprits à quel point l’art se libère, l’art s’ouvre et veut saisir toute la force, toute la joie, toute la beauté du monde. Et là, il y a d’ailleurs un dialogue très fort de Delaunay avec beaucoup d’autres peintres, avec des poètes aussi, très proches de lui - c’était le cas d’Apollinaire, c’est le cas de Blaise Cendrars qui fera avec Sonia Delaunay cette merveilleuse "Prose du Transsibérien", avec cette poésie simultanée, contrastée. Non, je crois qu’il y a un grand moment de l’art.

Vous la sentez la joie de vivre en France aujourd’hui ?

Je la sens qui revient, vous savez cela commence en général par les extrémités, des petites sensations, c’est des frémissements. Mais on sent que quelque chose bouge. Entre le moment où vous vous sentez mieux et le moment où réellement les choses vont mieux, il y a toujours un décalage. Je pense que, imperceptiblement il y a quelque chose qui change dans notre pays. D’ailleurs on le voit avec les résultats, la compétitivité, les chiffres du chômage, la volonté d’entreprendre des Français. Je crois que les Français relèvent la tête et veulent regarder vers l’avenir.

Mais on n’y est pas encore, dans la joie de vivre, quand même.

La joie de vivre, c’est un aboutissement.

Dans combien de temps ?

Il faut toujours un peu de temps et puis chacun va à son rythme. Je constate que les Français, dans leur vie personnelle, quand on leur demande comment ils se sentent, se sentent, eux, déjà marqués par cette joie de vivre. Ils sont plus réticents quand on les interroge sur l’ensemble des Français, sur les autres. Ils ne constatent pas la joie de vivre dans les yeux des autres, mais ils l’ont dans le cœur.

Et pour vous, Dominique de Villepin, joie de vivre ou pas, en ce moment, franchement ?

Elle est quotidienne, la joie de vivre. Vous savez, je crois que l’on ne fait rien sans appétit, sans enthousiasme. Alors, même quand on a par moment des inquiétudes, des interrogations, quand on a des défis à relever, eh bien il faut, justement, grâce à l’art, grâce aux autres, grâce aux rencontres, se redonner un peu le moral, le sens des choses et le goût de l’horizon. Parce que nous avançons tous vers quelque chose et il faut essayer de le saisir à pleine main.

Alors deuxième moment de cette visite guidée dans les collections du Centre Pompidou : on est dans une nouvelle salle consacrée à Georges Rouault et qui a cette particularité, Dominique de Villepin, de présenter, exclusivement des esquisses, des tableaux que Rouault ne voulait pas montrer, qui sont restés dans ses cartons, dans son atelier. Quel regard portez-vous sur ces œuvres inachevées ?

Moi, je suis très sensible à l’art qui est en train de se faire. Il n’y a rien de plus merveilleux que de pouvoir entrer dans l’atelier d’un artiste et de le voir tâtonner, rechercher sur la toile, faire, défaire, on sent le repentir, la volonté d’aller de l’avant en permanence. Et c’est ce que l’on retrouve ici, chez Rouault, qui est un peintre qui est plein d’une humanité extraordinaire. Il a peint des clowns, il a peint des filles, il a peint des notables, il a peint des gens ordinaires de la vie quotidienne. Et il l’a fait avec ce talent d’homme du vitrail, en cernant en permanence ces personnages. C’est dire à quel point, il y a là une force, une gravité peut-être aussi ; c’est quelque chose qui nous interpelle, qui nous parle à chacun.

Qu’est-ce qu’une œuvre inachevée en politique, Dominique de Villepin ?

Une œuvre inachevée en politique, c’est une œuvre qui a besoin des autres et qui a besoin de la vie pour se parfaire. Rien n’est jamais terminé en politique. Vous avancez au service de votre pays dans la lutte contre le chômage, on arrivera autour de 8 %, mais, bien sûr, nous savons tous qu’il faudra aller beaucoup plus loin. Donc, c’est à un moment donné, provoquer l’électrochoc. Engager votre volonté pour quelque chose devienne à nouveau possible. Quand je suis arrivé à Matignon, tout le monde s’accordait pour dire qu’il y avait une sorte de fatalité dans la lutte contre le chômage. Ce que je n’accepte pas, c’est l’idée qu’il n’y ait pas de nouvelles frontières à balayer, de nouvelles aventures à vivre et ce que je crois, être profondément dans le ressort français, c’est cette insatisfaction. Nous voulons constamment aller plus loin, nous voulons constamment faire mieux et je crois que ça, c’est au cœur de l’esprit français et nous devons le développer.

Vous pensez, vous, personnellement et très personnellement - regardez, on est dans le silence des œuvres -que vous avez achevé votre œuvre politique et votre destin politique ?

Je crois, pour reprendre une formule célèbre, "je voudrais faire mieux et j’aurais voulu faire mieux, mais je fais tout mon possible" - c’est le message qu’un grand explorateur français avait envoyé à l’académie des Sciences, alors qu’il était perdu dans les glaces du grand Nord. C’est, je crois, la vie, il faut savoir que nous ne sommes à un moment donné qu’une tentative, qu’un témoignage, qu’une énergie, qu’une volonté. Mais je crois que cette énergie, il faut la jouer à plein. Donc, le fait d’appartenir à une chaîne de bonne volonté, le fait, à un moment donné de se battre, le fait de montrer qu’on ne baisse pas les bras, je crois que ça c’est très important pour la vie collective. Et puis les Français le valent bien, les Français se donnent du mal, ce sont eux qui sont les premiers bénéficiaires du travail que nous faisons. Ce sont eux qui font baisser le chômage, ce sont eux qui font que notre pays est plus compétitif, ce sont eux qui font que notre pays aujourd’hui se veut à la pointe de la recherche, ce sont eux qui marquent des points sur la scène internationale. Donc cette reconnaissance, le fait d’avoir l’honneur, à un moment donné, d’être celui qui porte cela, celui qui donne le ton, c’est un immense honneur, mais il faut savoir que nous n’avons vocation qu’à passer. Nous n’avons vocation qu’à donner le meilleur de nous même et puis que d’autres, après nous viendront et auront à reporter et à avancer sur le chômage.

Vous avez employé un terme technique de peinture tout à l’heure, quand on était devant les toiles de Georges Rouault, c’est le repentir, c’est-à-dire le moment où l’artiste voit bien qu’il fait fausse route, il efface et il repeint par-dessus. Ça, c’est interdit en politique ?

C’est la magie de l’art, mais je ne crois pas. Je crois qu’on est trop pétri, parfois d’orgueil, mais je crois que le repentir est possible en politique et il faut avoir la force et le courage de le reconnaître. Quand on fait fausse route, quand on fait les choses trop vite ou trop tôt - c’est ce qui m’est arrivé avec le CPE -, il faut avoir le courage de dire que ce n’était pas la bonne voie, qu’il fallait sans doute faire autrement. Mais il faut surtout en tirer les conséquences ! Quand je lance le grand service public de l’orientation, pour faire que nos enfants puissent véritablement aller dans les directions qui sont celles qu’ils souhaitent et trouver un emploi, quand je lance la meilleure relation entre l’unité et l’emploi, je tire les conséquences de ce qui a été pour moi un échec. Mais je veux faire en sorte que d’un mal sorte un bien.

Suite de la visite guidée : nous sommes devant deux toiles de l’américain Jackson Pollock, des traits de peinture rageurs, une vraie colère picturale, Dominique de Villepin ; c’est aussi, dans l’histoire de l’art, le moment où Paris n’est plus capitale des arts, et donc capitale du monde. C’est New York maintenant !

Paris n’est pas seule, c’est vrai que New York, à cet instant là, avec toute cette école, l’impressionnisme abstrait, avec les Pollock, les Motherwell et les Rothko, mais aussi avec combien de peintres qui étaient de formation ou d’influence américaine - je pense à Roberto Matta, qui a joué un très grand rôle avec ces peintres là, je pense à Arshile Gorky... Eh bien la force de l’Europe, la force de notre pays reste présente dans l’art. Nous continuons à avoir quelque chose à dire, nous continuons à le dire, même si nous n’avons pas toujours les moyens, même si les peintres n’ont pas toujours les moyens de l’exprimer. C’est pour cela qu’il y a tant à faire pour avoir une politique qui encourage la création. Il ne faut pas l’oublier, la culture, on a longtemps pensé que c’était uniquement la diffusion,

Le supplément d’âme !

Oui, ou ce supplément d’âme qu’il s’agissait pour un artiste d’apporter. Mais l’art, c’est au départ une création. Il faut que cette création soit au rendez-vous, parce que c’est le miroir d’une époque ; c’est ce qui nous fait avancer, c’est ce qui nous fait douter aussi, c’est ce qui nous interpelle. Ce sont autant de questions qui nous aident à mieux vivre. Alors cela peut prendre ces formes magiques de Matisse, qui sont là-bas devant nous ; cela prend, cette question, parce que c’est ce hiératisme de Giacometti, cette "Femme assise", où l’on a le sentiment de quelques fils de fer qui s’enchevêtrent pour arriver à exprimer une femme, une femme sur une chaise, une femme privée de sa substance, une femme dont le trou est une sorte de vent. On sent l’histoire qui est passée par-là, on sent les drames des camps d’extermination.

Et on sent aussi la modestie, Dominique de Villepin, et la dignité d’une image très pauvre, mais c’est une richesse, d’être pauvre parfois, notamment pour une image. Qu’est-ce que cela vous évoque, quand on voit ces cultures si fragiles, dans une société qui est une société du spectacle aujourd’hui, une société de communication ?

C’est la magie de l’art, qui à partir de rien - ou presque rien - arrive à exprimer tous, nos émotions, la vie, la force et la magie de la vie, l’espoir aussi. On retrouve dans ce hiératisme, l’exigence de l’ascèse, une exigence de la sécheresse, ce qu’a inventé Saint-John-Perse. Nous sommes là justement à l’homme ramené à l’essentiel, un souffle d’âme qui suffit à habiter quelques linéaments de fer.

Il y a un "Pinocchio" de Giacometti là-bas aussi, ce n’est pas une image de l’homme politique qui ment et dont le nez s’allonge, s’allonge, s’allonge ?

Non, c’est bien plus que cela. C’est l’homme ramené à l’essentiel, c’est l’homme justement ramené à cette espèce de proéminence du nez, mais c’est l’homme dans sa vérité humaine, c’est l’homme dans sa vérité première, c’est l’homme dans sa vérité animale. Il y a là quelque chose de terrible, il y a un peu des écorchés que l’on retrouve chez Fautrier ou chez d’autres. Mais il y a cette interrogation sur l’homme en quête de lui-même. Sur l’homme qui est ramené à cette dure épreuve de la vie, qu’il faut vivre et habiter. Et grâce à l’art, nous la vivons mieux.

Dernière pièce de notre visite guidée, cette immense toile de Simon Hantaï ; elle est rose pastel quand on est loin, mais quand on s’approche, on voit des pattes de mouches, des lignes, et des lignes et de lignes infinies d’écriture, il a recopié des textes religieux et philosophiques. Travail inlassable qui vous inspire quoi ?

Eh bien, qui me touche beaucoup, parce que c’est le mariage de la peinture, de la calligraphie et effectivement, c’est cette écriture millénaire, cette écriture de la prière ; on retrouve aussi des signes - une croix, des taches - qui sont autant d’expressions de cette humanité qui passe et qui, en même temps, laisse ce message d’espoir, d’espérance, cette écriture qui en appelle à quelque chose d’autre, de plus grand que nous et qui, peut-être nous permet là aussi, tous, d’avancer avec un peu plus d’espoir.

Donc, métaphore de la politique ?

Non, tout n’est pas métaphore de la politique.

Publié dans Interview

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article